Jean-Marc Douls : Le rôle de l’ingénieur dans la transition : progrès, innovation et … croissance ?

par | Sep 16, 2022 | Actualités industrie 4.0, Décryptage, Entretien expert, Formation, Industrie 4.0, Innovations, Interviews, Makers

Jean-Marc Douls, ingénieur des Arts et Métiers parmi d’autres dans sa famille, est devenu enseignant en Maintenance Industrielle. De là et d’ailleurs lui sont apparues les nécessités de préservation du patrimoine, de durabilité, de maintenabilité, notions mises à mal par l’obsolescence programmée et, plus généralement, par la société de consommation. Ayant pris conscience des limites de cette dernière, ses deux ouvrages (1 & 2) exposent les dérives d’un modèle en déséquilibre du point de vue des ressources, de la pollution, du climat et de la biodiversité, et proposent des évolutions réalistes vers des modèles soutenables et vivables… littéralement. Les droits de ces ouvrages sont reversés au Shift Project.

D’après vous, quel est le rôle particulier des ingénieurs dans la transition écologique ?

 

Un économiste de renom expliquait récemment sur un plateau de télévision qu’une entreprise, c’est le moyen de rendre avec plus-value l’argent placé par les investisseurs. De ce point de vue-là, le produit ou service proposé n’a aucune importance, sinon celle d’être commercialisable avec la marge la plus confortable possible.

 

Primum non nocere, qui veut dire « Premièrement ne pas nuire », est le premier principe de prudence enseigné aux médecins. Il peut s’appliquer aux ingénieurs.

 

 

Car en tant qu’ingénieur, et peut-être en tant qu’être humain, on peut percevoir l’entreprise d’une autre façon : sa finalité consiste à proposer des biens ou services dont la société (des clients particuliers, des collectivités…) a besoin. 

L’engagement des investisseurs, la nécessité de leur servir des dividendes, de ne pas perdre d’argent pour pouvoir rémunérer ses fournisseurs, ses salariés, ne seraient ainsi que des moyens à mettre en œuvre pour l’accomplissement de la mission.

Evidemment les deux visions s’affrontent

Quand tout va bien, on peut atteindre un consensus qui satisfait tout le monde, mais dès la moindre difficulté on observe la divergence d’intérêts.

Le monde étant ce qu’il est, en résumant un peu, l’innovation consiste aujourd’hui à proposer des solutions techniques ou organisationnelles permettant :

  • de satisfaire ou de susciter les besoins du client (utilisateur final, ligne de production ou autre) ; cette exigence est systématique, non négociable, elle est à ce stade la raison d’être du projet
  • de respecter les lois en vigueur, ce qui est systématique et non négociable même s’il existe un doute sur certains lobbies qui parfois, contournent ou font évoluer les règles en leur faveur
  • de maîtriser les coûts ; systématique et peu négociable (concurrence, acceptabilité du prix, part de marché, marge…)
  • de limiter l’impact environnemental du cycle de vie du produit ou service étudié, en le rendant réparable, en utilisant le moins possible de ressources fossiles, le plus de matériaux déjà utilisés, selon le process le plus sobre, occasionnant le moins de pollution, etc. 

En réalité cette dernière contrainte n’est que rarement intégrée au cahier des charges, ou alors uniquement selon ses aspects légal, coût ou marketing sous forme de ‘greenwashing’. En fait, trop souvent, on s’en fiche carrément.

Cette gestion des priorités est mortifère, c’est ainsi. 

Un bilan simplifié des entrées/sorties du système Terre occasionnées par les activités humaines permet de s’en convaincre. En 2017 : 

  • on a extrait de la planète 92 Gt (gigatonnes ou milliards de tonnes) de matières diverses dont 44 de matériaux de construction tels que sable, gravier, argile
  • on a ‘rendu’ à la planète 37 Gt de CO2 et 2 Gt de déchets dont les plastiques, à 90% non recyclés 

Source International Resource Panel

 

L’innovation n’est-elle pas une réponse à cette problématique ?

L’innovation est perçue, présentée et valorisée par les dirigeants industriels comme le meilleur moyen de générer de la croissance, voire du progrès.

Or, dans un monde où la physique nous impose de consommer moins de ressources, l’innovation doit au contraire nous permettre de vivre aussi bien avec moins. « Aussi bien » est à comprendre en matière de santé, de capacité à se nourrir , de bien-être, de lien social, pas nécessairement en matière de biens matériels possédés ou de voyages lointains.

Ainsi, la technologie, la recherche scientifique, l’innovation doivent servir des objectifs autres que la croissance économique dont il est démontré qu’elle ne peut durer éternellement. Un calcul de coin de table pour s’en convaincre : à raison de 2% par an, le PIB mondial serait multiplié par quatre cents millions après mille ans (1,02 élevé à la puissance 1000). Quelqu’un peut-il y croire ? On a vécu deux siècles de croissance forte, peut-on imaginer que cela puisse durer encore plusieurs siècles ?

Malheureusement, remplacer un produit par une innovation, un nouveau modèle, plutôt que de le réparer ou le reconstruire, c’est moins cher et ça va plus vite. 

Parce qu’à la conception, on a fait en sorte qu’il soit difficile, voire impossible de réparer ou de faire évoluer. Que le sujet soit une paire de chaussures ou une installation industrielle, l’exploitant trouve souvent son compte dans la consommation plutôt que dans la préservation. Or quantité d’emplois de haute technicité mais n’exigeant pas d’études longues, seraient utiles à préserver ce qui est prévu pour l’être.

Par exemple

Vous êtes le plus souvent propriétaire de la machine à laver le linge que vous utilisez régulièrement. Son fabricant voit son intérêt à ce que la durée de vie de la machine soit modérée (7-10 ans, parfois davantage), à ce qu’elle ne tombe en panne qu’une fois la période de garantie dépassée, que les réparations éventuelles soient onéreuses voire impossibles (par manque de pièces de rechange et par difficulté de démontage) de façon à vous inciter à la remplacer par une nouvelle. Si ce n’est pas de l’obsolescence programmée, ça y ressemble un peu.

Imaginons maintenant que, pour un coût acceptable (ordre de grandeur : 3 à 5€/mois, tout compris) vous soyez locataire de la machine qui resterait « votre » équipement puisque vous seriez le seul à l’utiliser.

Son constructeur adopterait alors une tout autre approche lors de la conception de sa machine à laver : il aurait intérêt à ce qu’elle dure longtemps, qu’elle puisse évoluer au cours de sa vie pour actualiser son niveau de performance, qu’elle ne tombe pas en panne, qu’elle soit réparable facilement et sans gros frais si des pannes survenaient malgré tout, ce qui impliquerait la logistique permettant la disponibilité des pièces de rechange, etc…

En matière d’emplois, on peut imaginer que les usines qui construisent les machines en comporteraient moins, mais que de nombreux emplois de maintenance seraient nécessaires, non délocalisables, créant du lien social, pour assurer le maintien en fonctionnement du parc.

Cette vision de l’économie de l’usage « renverserait la table » : elle conduirait à une moindre utilisation de ressources, à une durabilité souhaitée par le fabricant, appréciée par l’utilisateur et bénéfique pour l’environnement. Elle ne génèrerait pas de perte nette d’emplois ni de richesse à qui que ce soit.

Mais alors, il faudrait arrêter le progrès

Cela dépend de ce que l’on entend par progrès !

Par exemple

Vous utilisez votre voiture pour vous rendre sur votre lieu de travail,  un quart d’heure matin et soir. Le coût de ce déplacement (possession du véhicule, assurance, entretien, carburant etc…) représente, en ordre de grandeur, une heure de votre travail. Dit autrement, vous aurez consacré une heure et demie de votre vie à ce trajet, un tiers pour l’effectuer et deux tiers pour le financer. 

Dans de nombreux cas, vous auriez pu réaliser ce déplacement à vélo ! Certes, sous réserve de météo favorable, de dénivelé raisonnable, de santé le permettant etc… mais nombreuses sont les situations où c’est possible.

Travailler une heure de moins chaque jour pour se donner le temps de circuler à vélo plutôt qu’en voiture… Quelles seraient les conséquences de ce choix disruptif ? Les réponses sont théoriques, mais intéressantes à explorer.

  • Votre pouvoir d’achat serait inchangé : vous gagneriez moins d’argent et en dépenseriez moins, de façon égale (par construction de l’exemple).
  • Votre santé et votre bien-être au travail pourraient s’améliorer : la pratique raisonnée d’une activité physique réduirait divers risques, vous respireriez mieux et seriez mieux disposé en arrivant à votre travail.
  • La circulation routière serait fluidifiée : une voiture en moins, un vélo en plus. Les automobilistes « malgré tout » peineraient moins à stationner. Les infrastructures évolueraient pour favoriser la circulation à vélo selon les cercles vertueux décrits dans cet article de BonPote.  

D’un point de vue économique,  votre changement d’habitude provoquerait de la décroissance puisque vous créeriez moins de richesse en travaillant moins longtemps. Pour autant, les conséquences de ce changement dans votre vie pourraient constituer un progrès au sens humain du terme (santé, bien-être) et selon bien d’autres points de vue (circulation urbaine, pollution, dégradation des chaussées, nécessité d’en créer d’autres…).

En clair, le progrès peut (doit ?) se dissocier de la croissance économique.

Si l’on vous suit, ce n’est pas seulement le moyen d’accomplir les tâches qui doit être infléchi, mais aussi leur finalité ?

En clair, des sources d’énergie décarbonées, abondantes et pas chères, ne résoudraient pas tous nos problèmes ?

 

Tout à fait.

Toutes décarbonées soient-elles, ces sources nous permettraient de poursuivre notre oeuvre d’appropriation du monde sauvage, d’artificialisation des sols, de destruction du vivant.

Ainsi, l’innovation, à travers le métier d’ingénieur, devra (c’est urgent) consister à proposer des solutions permettant :

  • d’être le moins impactant possible en termes de biodiversité, d’épuisement des ressources, de pollution, d’émission de GES. Les projets incapables de s’en tenir à une sobriété définie préalablement seront abandonnés. Le niveau d’exigence dépendra de l’objectif initial : on admettra par exemple davantage d’impact pour une innovation du domaine de la santé que du loisir
  • de respecter les lois en vigueur, lois qui devront avoir évolué profondément dans le sens de ce qui précède
  • de satisfaire au mieux les besoins identifiés comme « essentiels » en laissant de côté le superflu. Par exemple, l’aspect valorisant d’un SUV pourra être considéré comme luxueux voire indécent, alors que la possibilité pour un fauteuil roulant de passer par les portes sera prioritaire – systématique et largement négociable auprès de clients ayant exprimé leurs besoins, charge au marketing de rendre désirable ce qui rend au mieux le service principal
  • de maîtriser les coûts, ce qui sera largement négociable pour tout ce qui ne serait pas vital ou « essentiel ». La notion même de coût devra avoir évolué selon la valeur que l’on attribuera (enfin !) aux ressources naturelles prélevées, et le coût du superflu pourra être artificiellement augmenté pour rendre l’essentiel accessible à tou

Si cette évolution se produit, bien des réflexes consuméristes, bien des campagnes de publicité, bien des entreprises changeront radicalement. 

Bien des allergiques aux études longues s’épanouiront dans des emplois dotés de sens. Pour autant, rien n’indique que l’ingénierie n’aura pas sa place. Au contraire : il faudra des trésors d’ingéniosité pour rendre maintenable, évolutif, sobre, tout objet et tout service en développement. Et il n’y a aucune raison que cela nous rende plus malheureux.

Reste à déterminer : d’où viendra l’impulsion ? De la loi ? Des consciences des consommateurs ? Des entreprises ? Des ingénieurs ? L’avenir le dira…

Quoiqu’il en soit, les processus décisionnels conduisant à financer tel ou tel projet, valider tel ou tel prototype, commercialiser tel ou tel produit ou service, devront évoluer vers la préoccupation essentielle : Primum non nocere.

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