Jérôme Cuny combine des expertises scientifiques, entrepreneuriales et stratégiques. Il est consultant et conférencier en redirection écologique au sein du cabinet IDH21. IDH21 accompagne les personnes et les organisations dans la redirection écologique par le conseil, l’enseignement et la recherche-action.
Si demain, on ferme les frontières européennes, est-ce que ça impactera vraiment nos quotidiens ? On a déjà plein de produits en Europe, non ?
Nous avons plein de produits mais nous n’avons pas tous les composants. En Europe ou en France, nous fabriquons mais nous faisons surtout beaucoup d’assemblage.
Nous sommes dépendants d’une chaîne mondialisée de fabrication avec des pièces qui viennent du monde entier. Le fournisseur de rang 1 du fabricant est peut être en Europe, mais le fournisseur du fournisseur (rang 2) est très probablement en dehors de l’Europe.
La fermeture des frontières poserait donc aujourd’hui un réel problème d’approvisionnement dans de nombreux secteurs. Il n’y a que sur l’agro-alimentaire que nous pourrions surement nous en sortir, mais avec beaucoup de trous dans les rayons des supermarchés.
Aujourd’hui, on recycle beaucoup nos déchets, on se met à l’économie circulaire, on crée des nouveaux matériaux biosourcés, on capte du CO2 dans l’air … Peut-on dire qu’on met en place des solutions efficaces et qu’on avance vite ?
Beaucoup de solutions technologiques sont lancées. C’est intéressant et positif. Mais non seulement elles sont pour la plupart seulement naissantes, comme l’économie circulaire (à peine 11% de déchets recyclés en Europe) ou le captage du CO2 dans l’air (des unités expérimentales à toute petite échelle dans des situations spécifiques comme l’Islande), mais en plus, aucune ne permet de prendre en compte l’aspect systémique des impacts de notre système de production.
Chaque fois que l’on obtient des gains d’efficacité sur la quantité de matières premières, l’eau ou les émissions de gaz à effet de serre, la croissance des volumes efface en grande partie les gains unitaires obtenus. On espère un découplage absolu entre les volumes de production et les impacts environnementaux, mais l’analyse des 30 années passées montrent qu’on obtient au mieux un léger découplage, deux à trois fois plus faible que celui que nous devons mettre en place pour atteindre la neutralité carbone, l’arrêt de la destruction de la biodiversité, etc.
Donc les solutions mises en place ne sont pas assez efficaces, et nous n’avançons pas assez vite.
Il va donc falloir se pencher rapidement sur le sujet de la demande et pas seulement celui de l’offre. La demande c’est tout ce que nous achetons. Si nous achetons et attendons toujours des entreprises qu’elle nous propose un catalogue très large de produits avec plein de déclinaisons, il n’y aura pas de réduction de notre empreinte environnementale. Il faut que les citoyens questionnent leur consommation, et tendent vers la sobriété en achetant moins et moins souvent des produits qui leur sont vraiment utiles et qui sont durables, c’est-à-dire solide et réparable.
On parle de relocalisation, mais on voit aussi pas mal d’usines qui continuent à fermer un peu partout. Comment ça se fait ? Qui peut y faire quelque chose ?
Les fermetures d’usines sont liées à une logique purement économique et financière. Aujourd’hui, la France est encore un pays qui a perdu sa culture industrielle sur plusieurs décennies, qui peine à concurrencer les pays émergents sur le coût de la main d’œuvre, et les pays à économie mature sur la capacité et le niveau technique industriel.
Cela peut paraître surprenant pour beaucoup, mais nous ne pouvons plus utiliser la seule boussole financière dans la mise en place d’une stratégie industrielle française. Lorsque nous importons des produits que nous ne fabriquons plus sur notre territoire, les impacts environnementaux associés sont très souvent plus grands que si nous avions continué à produire sur notre territoire parce que, de manière très relative, la France impose des réglementations environnementales et sociales plus fortes que dans beaucoup de pays du monde.
De plus, perdre des usines, c’est aussi perdre en autonomie, parfois sur des produits essentiels. La France a prévu de réimplanter des usines de fabrication du paracétamol sur notre territoire parce qu’il n’y en avait plus une seule, et cela s’est ressenti pendant la crise COVID par exemple.
La réindustrialisation de notre pays doit faire partie d’une stratégie qui vise d’abord à répondre à des besoins essentiels de manière la plus autonome possible. Gagner en autonomie améliorera notre résilience lors des crises à venir, qui vont se répéter de plus en plus souvent.
C’est pour cela que je propose une nouvelle définition de la relocalisation comme la reconstruction d’un tissu industriel sur notre territoire visant à répondre à des besoins sobres et essentiels avec des produits simplifiés, durables et réparables.
Dans le cadre de cette nouvelle définition, le soutien de l’Etat et des collectivités devient une part essentielle de la stratégie. La seule loi du marché ne peut guider nos choix puisque nous souhaitons répondre à des besoins essentiels par une activité installée sur notre territoire, même si elle est plus coûteuse que dans un autre pays.
La relocalisation, est-ce que c’est vraiment une question qui intéresse tout le monde ? Qui est concerné ?
Tout le monde est concerné parce que c’est un sujet systémique. Il couvre un grand nombre de sujets.
Cela touche à notre consommation, à quels produits nous voulons avoir accès, à quelle qualité de produits, provenant de quelle chaîne de fabrication.
Cela touche à l’emploi puisque relancer une activité industrielle va créer de l’emploi.
Cela touche à la cohésion nationale parce que l’implantation d’une usine a un effet économique plus large que juste pour l’entreprise qui gère l’usine. Il y a les fournisseurs mais aussi la consommation par les salariés, et peut être même de nouveaux habitants qui viennent sur le territoire parce qu’embauchés pour cette nouvelle usine.
Le choix d’implantation géographique est clef pour redynamiser certaines régions. En s’ancrant localement, une usine peut aussi impliquer plus fortement ses futurs consommateurs dans la réflexion sur ses produits. C’est une dynamique de coopération qui change le rôle social et sociétal de l’entreprise.
Et puis cela concerne aussi notre environnement. Si nous voulons respecter les limites planétaires et maintenir notre pays dans des conditions habitables en termes de température, eau ou biodiversité, il nous faut mieux prendre en compte les impacts de la production de ce que nous consommons. Ce sera d’autant plus facile si les usines sont sur notre territoire.
0 commentaires